On ne parle pas de soi, cela n’intéresse personne … ! Cette remarque adressée lors des diners de famille aux bambins s’avisant de multiplier les je, a failli nous priver des Mémoires de Paul-Henry Gendebien. Une sentence enfouie dans mon subconscient dont sont venues à bout d’amicales pressions lui permettant de se risquer à l’exercice des mémoires.
Dans l’avant-propos, Paul-Henry Gendebien écrit quelques lignes ne peuvent suffire à exprimer tout ce que je dois à une mère admirable : à travers les rigueurs de la guerre, Guillemette Gendebien, née Carton de Wiart, fit tout ce qu’elle pouvait pour protéger et choyer ses quatre enfants tandis que Marc, son mari et notre père, s’était courageusement évadé vers l’Angleterre pour combattre l’ennemi aux côtés des Alliés. À partir de l’été1944 (…) c’est avec une douce ténacité qu’elle me donna la première instruction scolaire. Devenue veuve de guerre à trente-et-un an, elle ne relâchera pas sa détermination à me transmettre l’appétit de la lecture et à m’initier aux arcanes du calcul élémentaire. En 1947, de l’Ardenne la famille passe à l’Entre-Sambre-et-Meuseet Paul-Henry entre en troisième primaire à l’école communale de Marbaix-la-Tour. L’instituteur Albert Thomas, s’inspirant des méthodes de Célestin Freinet, lui inculque les quatre opérations, la règle de trois et l’dizaine de lignes tout au plus, décrivant un incident, une anecdote locale, un animal observé, une chose vue. Le goût de l’écriture se développe encore au pensionnat, en gréco-latines avec l’immersion dans les richesses de la langue et ses subtilités grammaticales et orthographiques. De quoi être bien armés pour l’Univ et la vie.
Une dizaine de chapitre dont huit consacrés aux avatars politiques et diplomatiques de Paul-Henry Gendebien qui a intitulé, ironiquement, son ouvrage Mon séjour dans la fosse aux lions de la politique belge (1). Élu le 7 novembre 1971 député du Rassemblement Wallon dans l’arrondissement de Thuin, c’est dans cette ville qu’il a entamé en 1970 sa carrière politique à la tête de Rénovation Thudinienne. Son adhésion au parti régionaliste a dit-il choqué voire irrité une partie de mon entourage familial. « Il trahit nos pères, il s’en prend à notre chère Belgique ! » Tous ne partageaient pas cette analyse. Je ne cherchais pas l’approbation ni la confrontation. Tout au plus, je tendais d’expliquer qu’une réforme de nos institutions, souhaitée au Nord, au Sud et au Centre, contribuerait à stabiliser le pays.
Vécus de l’intérieur, tous les événements politiques marquants de ces décennies sont présentés.
Ainsi, le 3 mars 1977 jour où le Premier ministre Tindemans se prenant pour le Vice-Roi révoque deux ministres RW Robert Moreau et Pierre Bertrand en violation de la Constitution stipulant le Roi nomme et révoque ses ministres. Ce que Baudouin a fait le lendemain. Ce coup de force politico-juridique est avalisé par le Palais Royal où l’entourage du chef de l’État soutenait encore Tindemans avec ferveur.
Ainsi, le 27 novembre 1985, au Conseil régional wallon – le nom à l’époque du Parlement wallon – le débat lié à l’admission du sénateur Volksunie Van Overstraeten élu de Nivelles par apparentement. Socialistes et écolos y sont favorables. Ils seraient de la sorte à égalité avec PSC, libéraux et l’Alliance Démocratique Wallonne formé par Gendebien. Si Jean-Maurice Dehousse a la sagesse de ne rien dire, Ylieff et d’autres se déchainent. On a même entendu Jean-Marie Happart, frère de José, prendre la défense du flamingant … Flamingant qui a porté l’uniforme de la Wehrmacht allemande pendant la guerre et il a combattu sur le front de l’Est.
Ainsi, début 1981, session du Parlement européen à Luxembourg. Un soir, au resto, Gendebien voit à sa table voisine quatre députés français, deux chiraquiens, deux mitterrandistes. Incidemment, il est témoin des prémisses d’une entente entre eux. Une entente pour un objectif circonstanciel mais essentiel à leurs yeux. Battre Giscard d’Estaing en reportant au second tour des voix chiraquiennes sur Mitterrand. Complot réussi les deux cercles « vertueux » de la gauche et de la droite s’étaient mués en un triangle vicieux !
La vie d’un homme politique est faite de rencontres d’inconnus et de personnalités. Gendebien en évoque près d’un demi-millier dont trois Liégeois, François Perin, Jean Gol et André Cools.
À propos de François Perin, il écrit : Visionnaire ardent, analyste puissant, constitutionnaliste imaginatif, il fut l’un des orateurs parlementaires les plus écoutés à la Chambre. Les journalistes étaient friands de ses flèches percutantes. Ses dons de pédagogues faisaient merveilles dans les meetings et à la télévision. Ses talents de tribun s’amplifiaient encore parfois par sa voix tantôt chaude et vibrante, tantôt cassante et acérée. Dans certains traits de son visage, on pouvait déceler une ressemblance avec le masque de Voltaire qu’en fit le sculpteur Houdon. Il n’était pas insensible aux compliments que lui adressaient régulièrement Jean Gol et Philippe Monfils. (…) Il était un tissu de contradictions, qui en faisaient une personnalité exceptionnelle. Quand il était en forme, sa vivacité et créativité prospective lui prodiguaient des adhésions inconditionnelles. Cependant, malgré ses analyses politiques souvent lumineuses, il était tout sauf un homme de pouvoir.
À propos de Jean Gol, il écrit : début mai, Perin avait « nommé » à l’avance deux jeunes secrétaires d’État, Gol et votre serviteur. Puis il se ravise, au lieu de Gendebien, ce sera Étienne Knoops et il envisage de proposer au lieu de Gol, le journaliste Henri Mordant, auteur de 1962 à 1969 d’une série télévisuelle consacrée àla Wallonie. Nouveau et sensationnel rebondissement : sa dévotion pour Perin n’empêche pas Jean Gol de tout faire pour rétablir la situation à son avantage, grâce à ses qualités tactiques et à la puissance de son ambition. Ne doutant de rien, il téléphone au Palais, obtient un rendez-vous immédiat. Sautant dans un taxi, il se retrouve devant le roi Baudouin, qui appréciait beaucoup le député liégeois depuis qu’il avait assisté à l’une de ses conférences à l’École Militaire. Sans détour, Jean Gol explique que Mordant ne convient absolument pas pour la fonction de secrétaire d’État à l’économie wallonne, qu’il n’a aucun profil politique, et que lui-même est disponible ! À trente-deux ans, il avait tutoyé le destin avec témérité. Il l’avait emporté, faisant preuve d’une audace qui n’avait d’égale que sa détermination. (…) C’est Jean Gol qui s’était révélé un homme de pouvoir au-dessus du commun, habile à s’orienter dans le sinueux labyrinthe de la politique.
À propos d’André Cools, il écrit : sa nature profonde, au-delà de la carapace, était celle d’un sensible, d’un émotif, à tout le moins lorsque le propos prenait une tournure personnelle et humaine. Je l’avais ressenti lorsque nous évoquâmes le sort de nos pères respectifs, tous deux disparus du fait de l’ennemi pendant la Seconde Guerre mondiale. Il me parla du sien, Marcel Cools, syndicaliste aux usines sidérurgiques Phenix Works de Flémalle, résistant, dénoncé et déporté en 1942 dans le camp de concentration de Mauthausen où il fut martyrisé dans des conditions tragiques. André Cools en portait une cicatrice cachée mais toujours présente. Orphelin à quinze ans, il s’était construit par lui-même avec l’aide des associations socialistes. Dans les années 1960, il fut l’un des parlementaires les plus fédéralistes dans un parti qui avait alors refermé la parenthèse renardiste et qui se refusait de choisir une ligne claire. Sa réputation était celle d’un homme scrupuleusement loyal quant au respect des accords politiques. (…) Je n’avais pas affaire à des petits saints mais à des hommes de pouvoir qui défendaient leurs intérêts. La discussion pouvait être ardue mais une fois aboutie on était en droit de se fier aux signatures données, ce qui n’était pas vrai de tout le monde dans la classe politique.
Ces trois hommes, Paul-Henry Gendebien à eu l’occasion de les revoir à Paris lorsque d’octobre 1988 à 1996, il est Délégué général auprès de la Francophonie internationale.
Il a revu André Cools : en ce début du mois de juillet 1991, le feu des passions politiques semblait s’être apaisé en lui, du moins en apparence : il était tout à son bonheur de montrer la capitale à son petit-fils. Quinze jours plus tard, le 18 juillet, Cools est assassiné.
Il a revu François Perin venu y donner une conférence : ma femme et moi l’avions reçu à déjeuner. Il était spirituel et bavard, aimable et courtois, et surtout apaisé.
Il a revu Jean Gol : il ne croyait plus en l’avenir de l’État belge. Il m’exposait cela sans esprit de vindicte ni de regret résigné, avec une sérénité qui me surprit. (…) C’est alors qu’il ajouta (…) à savoir qu’il pensait que notre avenir, à nous autres Wallons et Bruxellois serait français. Dans quelles circonstances, sous quelle forme, à quelle date ? Nul ne pouvait encore le conjecturer avec précision, sinon par une hardiesse excessive et prématurée. (…) Nous évoquâmes aussi diverses formules d’association ou de réintégration dans la République, le précédent de l’Alsace-Moselle n’étant pas sans intérêt.
Conscient qu’une Wallonie indépendante qui succéderait à une Belgique délestée de la Flandre ne survivrait pas longtemps. Outre le fait qu’elle n’est pas une nation, elle n’aurait pas les reins assez solides pour assumer sa viabilité économique et financière (…) Il me paraissait absolument nécessaire – c’était mon appréciation – de ne pas être pris de court et de préparer la population, dans la sérénité, à une solution de rechange en cas de probable sécession de la Flandre. Aussi, en 1999, Paul-Henry Gendebien vu la radicalisation du nationalisme flamand crée le Rassemblement Wallonie-France et le structure. Il cède la présidence en 2012 à Laurent Brogniet. Tandis que la Sûreté de l’État le place sur écoute téléphonique, il peut savourer en 2008, la conclusion d’une note de l’InstitutÉmile Vandervelde considérant le rattachement à la France crédible, rassurant et attrayant.
En conclusion de son livre, Paul-Henry Gendebien considère qu’il s’est toujours efforcé de préserver son indépendance. Je ne fis que traverser la fosse aux lions de la politique belge, non sans y recevoir quelques coups généralement supportables. À vrai dire, je compris plus tard que ce huis-clos théâtral n’était guère peuplé de méchants fauves (sauf rares exceptions) mais bien plutôt de lionceaux jouant seulement à se manger les uns les autres.
- Mon séjour dans la fosse aux lions de la politique belge – Éditions Weyrich – 360 pages – 25 €