Des hommages à Jean-Maurice Dehousse, Liège 28 a choisi d’en présenter deux dans leur intégralité. Leurs auteurs ont été membres des cabinets de Jean-Maurice Dehousse. Roger Dehaybe a notamment été chef de cabinet alors que le Ministre détenait la Culture. Philippe Destatte chef de cabinet adjoint alors que le Ministre détenait la Politique scientifique.
HOMMAGE DE PHILIPPE DESTATTE
Mon cher Jean-Maurice, tu honores ce drapeau qui te couvre. C’est pour t’entendre parler de droit constitutionnel que je t’ai rencontré pour la première fois, le 5 octobre 1981. Qui en serait surpris ? La conférence portait sur un artifice, une entourloupe : tu te demandais comment activer l’article 17 ancien de la Constitution pour transférer sans révision l’exercice de l’enseignement, alors encore national, vers la Communauté française.
Proche de France Truffaut depuis quelques années, j’avais l’impression de bien te connaître tant elle vantait tes mérites. J’avais déjà voté pour toi aux élections législatives du 17 décembre 1978, même si – ton parti me le pardonnera -, j’avais parallèlement coché la case de François Perin au Sénat. J’y trouvais une belle cohérence.
Fondation André Renard, Club Bastin-Yerna, Grand Liège, Institut Destrée, Club “Rencontres” avec Jean Mottard, Fondation Bologne-Lemaire : les lieux où nous croiser n’allaient pas manquer. Même pour moi qui me considérais comme un Spitaels-boy, puisque c’est l’attraction intellectuelle du professeur de sociologie qui m’avait fait adhérer au Parti socialiste quand il en est devenu président en mars 1981.
Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Oui, je sais. Et je t’entends : Philippe, tu es un enfant.
Premier ministre de Wallonie, tu t’inscrivais sur une trajectoire personnelle qui endossait la pensée fédéraliste de Jules Destrée, celle de Georges Truffaut et surtout celle de Fernand Dehousse, de Jean Rey. Tu pratiquais aussi le volontarisme de hussard de ces “extrémistes du possible”, ces autres renardistes : Freddy Terwagne, J-J Merlot et aussi André Cools. De ce dernier tu me confiais en 1992 : André Cools m’a tout appris en politique. En particulier la cruauté.
Au-delà de l’affirmation du fédéralisme et des réformes de structure, ce qui frappe le plus chez toi, le premier des ministres-présidents de la Wallonie, que tu étais et que tu resteras, c’est assurément ton gaullisme. Je l’entends au sens d’une volonté nationale de dépasser les clivages politiques pour rechercher un intérêt commun. Et je ne dis pas commun par distraction à la place de “intérêt régional”. Même si tu accordais la primauté à la Wallonie, cher Jean-Maurice, tu n’étais ni le premier ni le dernier des régionalistes. D’ailleurs, tu n’étais pas régionaliste au sens où la presse l’entend aujourd’hui : celui qui voudrait transférer toutes les compétences communautaires aux Régions. Contrairement à ton “ami” Jean Gol – à qui tu aimais tant faire des farces -, tu ne voulais pas non plus l’absorption des Régions par la Communauté. Tu es resté fidèle aux travaux du Congrès des Socialistes wallons tenu à Ans en 1991 sous la présidence de Robert Collignon, comme tu avais été fidèle à celui de Verviers de 1967. Ainsi, tu as été le premier artisan de ces transferts lors de la réforme de la Constitution de 1993, en les permettant par la création de l’article 138 de la Constitution. De même, par l’autonomie constitutive et l’élection directe du Parlement de Wallonie, tu as voulu renforcer la Région.
Aujourd’hui, beaucoup semblent avoir oublié que vous étiez alors, ton homologue flamand Louis Tobback et toi, les ministres des Réformes institutionnelles dans le Gouvernement de Jean-Luc Dehaene. Nous travaillions avec un attelage surprenant de spécialistes : le jeune Christophe Legast, juriste que nous avait recommandé Jacky Morael, Jacques Brassinne de La Buissière et Pierre Joly, mon plus proche collaborateur, détaché de la Cour des Comptes. En interaction bien sûr avec Philippe Busquin et Marc Foccroulle. Et sous le regard toujours aiguisé et alerte de Jean-Marie Roberti, gardien du phare renardiste.
Au service de la Wallonie, tu restais néanmoins fondamentalement attaché à la Communauté française dont tu as été un grand ministre de la Culture. Et tu n’appelais pas à sa disparition.
Je t’entends bien, cher Jean-Maurice, me dire, jusqu’il y a peu : Philippe, “là-dessus, nous n’avons jamais été d’accord. Nous ne serons jamais d’accord“.
En effet.
Il n’empêche que, plus que quiconque, tu as su baliser l’avenir de la Wallonie. Sans jamais que ton discours ne signifie repli mais, au contraire, s’inscrive constamment, par intelligence stratégique plus que par curiosité, dans les géopolitiques et les géoéconomies de l’Europe et du monde.
Certes, casquette de prolétaire sur la tête, écharpe rouge autour du cou, dans les brumes de Val Duchesse, toi, Jean-Maurice, le Renardiste, tu faisais de l’anticapitalisme et tu restais, autant que faire se peut, connecté à l’Interrégionale wallonne de la FGTB et à ton ami de toujours, Urbain Destrée. C’est pourtant toi, le même Jean-Maurice, qui répétait en leitmotiv cette formule que rappelle si souvent ton ancien collaborateur Philippe Suinen : sans profit, pas d’entreprise, sans entreprise pas d’emploi.
Mais c’est François Perin qui t’inspirait lorsque, ministre-président, tu affirmais les six principes qui, selon toi, devaient déterminer l’avenir de la Wallonie. Je te cite :
- La Wallonie n’appartient à aucun groupe politique. Pas même au Parti socialiste. Nul ne peut prétendre à ce monopole. Sinon tout dialogue devient impossible.
- La Wallonie, ce n’est pas un bassin : la volonté d’union doit prédominer.
- La Wallonie, ce n’est pas un secteur industriel. Tous les secteurs, depuis la sidérurgie jusqu’à l’agriculture, sont en situation de combat.
- Il faut en Wallonie un accord sur le concept de la solidarité sociale.
- La Wallonie est une adhésion, et une adhésion libre. Un territoire [ou] une population, doit pouvoir décider d’y entrer ou d’en sortir. Librement.
- Bruxelles, partant du principe précédent, ne peut être “annexée”. La Région bruxelloise forme une entité spécifique, qui doit pouvoir décider de son destin. Mais il faut une solidarité Wallonie-Bruxelles. Pour l’organiser, il faut un dialogue, qui viendra, disais-tu, tôt ou tard. Et il s’agit de s’y préparer.
Anticiper ce dialogue intrafrancophone. Nul doute que tu l’as fait.
D’ailleurs, en 1993, te préparant à une interpellation difficile – c’était au Restaurant La Presse, près de la Chambre – tu me rappelais que tu avais beaucoup appris des Bruxellois. En particulier de ce cher François Persoons qui, disais-tu – n’avait pas son pareil pour choisir un bon vin. De ton côté, Jean-Maurice, tu m’as dit avoir enseigné à ton homologue de la Culture qu’il fallait respecter certaines règles pour maintenir une bonne relation entre francophones de Bruxelles et Wallons de Wallonie.
Les accords Dehousse-Persoons sont bien loin. Mais ils nous rappellent ce principe élémentaire, aujourd’hui oublié.
Mon cher Jean-Maurice,
Le drapeau wallon, marqué de la date de 1912, et que tu tiens de ta grand-maman, est aujourd’hui bien à sa place.
Ce drapeau trouve son origine dans le fait que, le 7 juillet 1912, un juriste, député et militant wallon, comme toi, est venu ici même, à Liège pour participer au Congrès organisé par la Ligue wallonne.
Comme tu l’as si souvent fait, face à des congressistes un peu animés, un peu indécis et un peu brouillons, ce député a rédigé, porté, défendu une courte résolution et l’a fait voter par le congrès. Ce petit texte appelait à l’indépendance de la Wallonie vis-à-vis du pouvoir central ainsi qu’à la création d’une Commission composée d’un membre par quarante mille habitants, à l’instar de la Chambre des Représentants.
Sa résolution votée, ce juriste, député et militant wallon, comme toi, a porté sur les fonts baptismaux l’Assemblée wallonne, premier Parlement de Wallonie, créé le 20 octobre 1912.
Ce député s’appelait Jules Destrée. Avec ses amis, dans ce Parlement fantôme, ils ont façonné ce drapeau qui te couvre aujourd’hui et symbolise, encore et toujours, notre forte autonomie.
Toi, Jean-Maurice, tu t’es placé sur ces traces fédéralistes. Aujourd’hui, c’est toi qui honores ce drapeau.
Car, tu aimais à le rappeler, ce sont les Parlements qui fondent la démocratie et qui structurent l’État.
Merci, mon cher Jean-Maurice, pour toutes ces leçons d’intelligence, de résistance, et d’amitié.
HOMMAGE DE ROGER DEHAYBE
Il est difficile pour moi d’évoquer en quelques lignes la mémoire d’un homme qui, en plus de son affection, m’a tant donné et m’a tout appris.
Jean-Maurice a été, un ami, un complice, un maître.
C’est en 1965, que j’ai croisé un jeune homme dans la maison familiale, rue Saint Pierre, quand sa mère, la professeure, Rita Lejeune, y donnait cours aux 3 étudiants de romane qui avaient choisi comme cours à option l’histoire de la littérature wallonne
Nous avions échangé quelques mots et je savais bien peu qu’un jour nous serions unis dans des combats communs.
En 1968, alors que j’étais fonctionnaire de l’université et au moment où, dans la salle académique occupée, les étudiants et le personnel scientifique exprimaient leurs revendications j’ai souhaité connaitre celui que le recteur Dubuisson appelait « le Cohn-Bendit liégeois »!
C’est à la suite de cette rencontre que Jean-Maurice m’a associé au petit groupe de militants qu’il avait mis en place.
Nos réunions ne poursuivaient pas le modeste objectif de changer le monde mais le projet ambitieux de conduire le parti socialiste à plus d’engagement à gauche et, surtout, à mener un vrai combat pour la défense de la Wallonie.
Notre petit groupe a continué à accompagner le Député élu en 1971.
En 1977, Jean-Maurice, alors ministre de la Culture me désigne comme son chef de cabinet. C’est cette nomination qui sera le tremplin de ma carrière professionnelle. Je n’oublie pas, par exemple qu’il m’avait associé à une réunion à Abidjan des instances de l’Agence de coopération dont je deviendrai 20 ans plus tard le dirigeant.
C’est sans doute cette fonction de ministre de la culture qui a révélé son esprit créatif et imaginatif et son caractère non conformiste.
Ceux qui le connaissaient n’étaient pas étonnés de la volonté du ministre d’imprimer des changements importants au département et de ne pas reculer devant les oppositions des conservateurs.
Lorsqu’il a donné instruction à l’administration que le budget consacré à l’achat d’œuvres réserve un pourcentage pour l’acquisition de planches originales de Bande Dessinée bien des fonctionnaires ont tenté de s’opposer à cette idée d’un ministre, qui, comme ils disaient, « veut qu’on achète des Mickeys ! »
Bien sûr il a tenu bon et, le fonds constitué est, à Liège, riche de plus de 100 planches originales.
Mais, surtout aujourd’hui, la BD est reconnue comme un art à part entière et l’administration, à l’époque si réticente, a mis en place des procédures d’aide aux jeunes créateurs.
La BD est, nous le savons, une bonne carte de visite pour présenter à l’étranger la créativité des francophones de Belgique et Jean-Maurice nous invitait à répéter que « le Capitaine Haddock, Lucky Lucke, Gaston Lagaffe sont, en fait, nos compatriotes » il nous invitait, bien sûr, à être plus discrets pour les frères Dalton !
Jean-Maurice était aussi un passionné de cinéma et le succès international de notre cinéma lui doit beaucoup car c’est sous son impulsion que le ministère mettra en place un soutien plus organisé et plus équitable d’aide à la création dans toutes ses étapes : écriture de scénarios, production réalisation, promotion…
Extérieur au cabinet, Hadelin Trinon était un conseiller précieux.
Avec sa collègue la ministre de la culture flamande, Rita De Bakker, il avait la tutelle de la cinémathèque de Belgique. C’est son soutien et la collaboration de son ami, le directeur Jacques Ledoux, qui permettra à notre cinémathèque de devenir la plus importante d’Europe avec ses 35.000 titres conservés.
Croyez-moi, je peux vous assurer que les centaines de cassettes de films enregistrés par Jean-Maurice n’avaient pas pour objectif de lui faire concurrence mais étaient bien destinés à son utilisation personnelle …
C’est aussi le Ministre Dehousse qui a fait adopter le décret qui a fait de la RTB la RTBF mais surtout lui a assuré une réelle liberté d’information et un rôle accru pour les centres de production régionaux ; avec Robert Stéphane, le centre de Liège a bien utilisé cette faculté !
Jean-Maurice voulait soutenir les artistes de Wallonie et de Bruxelles et leur assurer une présence à l’international. « Ce sont nos meilleurs ambassadeurs » disait-il. C’est lui qui a demandé à Folon, Alechinsky, Bury, Roulin, en 1977 pas encore aussi célèbres, de décorer le Centre Wallonie-Bruxelles de Paris. Sans oublier son ami Hergé !
Bien sûr, il était engagé dans une démarche de modernité, mais Jean-Maurice, en charge du patrimoine entendait aussi protéger des sites ainsi que les bâtiments et monuments témoins de notre histoire. C’est ce qui l’a conduit à entamer la procédure de classement comme site de la place de Bronckart et comme monument du Forum menacé d’un projet immobilier. Je peux vous dire qu’il a rencontré bien des oppositions y compris de ses amis politiques du Collège.
C’est surtout de la culture dont je peux témoigner car ce n’est que plus tard, après le départ de Georges Horevoets, que je rejoindrai le cabinet de Président du gouvernement de la Région Wallonne, aux côtés de son autre chef de cabinet René Delcominette.
Pour n’évoquer que quelques dossiers économiques liégeois, il faut rappeler son soutien au Val Saint Lambert. C’est aussi durant son mandat de Ministre de l’économie que se noueront les contacts avec Hainaut-Sambre du bassin de Charleroi qui donneront naissance au groupe « Cockerill-Sambre ».
Face aux restructurations des entreprises à la suite de crises, Jean-Maurice avait toujours comme double objectif le sauvetage du maximum d’emplois et la garantie que les mesures proposées permettraient de soutenir un réel avenir pour l’entreprise.
La tutelle sur les communes ayant été régionalisée, Jean-Maurice avait décidé de garder cette compétence au sein de son gouvernement.
Durant son mandat, plusieurs communes et Villes confrontées à des difficultés budgétaires devaient adopter des plans dits « d’assainissement ». Ses instructions aux négociateurs de son cabinet et de l’administration étaient claires : sauver le maximum d’emplois et s’assurer que le budget du CPAS donc de l’aide aux plus démunis, n’était pas réduit.
Le Ministre fédéral de la politique, tout en exerçant sa fonction dans le respect de toutes les institutions du Nord comme du Sud, sera particulièrement attentif à la situation des universités et centres scientifiques de Wallonie et ce n’est pas un hasard s’il choisit comme chef de cabinet-adjoint son ami, Philippe Destatte, un vrai gardien des institutions wallonnes ! André Gob assurera le lien permanent avec notre université.
Jean-Maurice estimait prioritaire le soutien aux institutions culturelles et scientifiques de la Wallonie car elles contribuent au dynamisme de cette Région centre de son combat permanent.
Homme d’action, Jean-Maurice était aussi attentif à l’histoire de sa famille qui, nous le savons, est tellement riche de personnalités politiques et culturelles et au sujet desquelles il y a tant à dire.
Je lui ai demandé un jour s’il, écrivait ses mémoires et il m’a répondu : « oui j’y travaille mais j’ai déjà 100 pages et je n’ai que 12 ans. ».
Un autre témoignage, à mes yeux, éclairant.
Ministre de la culture française et socialiste, Jean-Maurice rencontrait chaque lundi soir pour des concertations politiques le Ministre de l’Education nationale, le social-chrétien Joseph Michel.
De retour de sa réunion, souvent à 11 h du soir, horaire habituel pour le début de notre deuxième journée de travail, il nous donnait les résultats de sa rencontre.
A l’occasion d’une de ces réunions, un conseiller présent avait estimé que le ministre n’aurait pas dû marquer son accord sur un dossier.
La semaine suivante, préparant son nouveau-rendez-vous, le ministre demande où en sont les suites des différents dossiers.
Pour le celui approuvé par erreur selon le conseiller, le chef de cabinet adjoint dit au ministre : « comme tu n’aurais pas dû accepter la proposition, nous n’avons pas bougé. »
Réaction de Jean-Maurice :
« Sachez, une fois pour toutes que, quelles que soient les conditions de mon engagement, j’entends que cet engagement soit respecté ».
Cet exemple, parmi d’autres dont je pourrais témoigner est révélateur de l’éthique dont Jean-Maurice a toujours fait preuve dans toutes ses actions et négociations.
C’est sans doute une des raisons qui expliquent le respect de tous les partenaires, de tous les partis, de tous les milieux : économiques, scientifiques, culturels
Mais aussi, tout simplement, de ses amis.
Jean-Maurice aimait rassembler ses amis, pour le travail, pour mobiliser, pour le plaisir.
Ainsi donc, à l’hôtel de Ville, une fois de plus, Jean-Maurice nous a réunis.
Pas pour le plaisir, car notre chagrin était grand et pas non plus pour le travail.
Mais je crois pouvoir être l’interprète de bien des amis présents pour attester que cette cérémonie du souvenir a représenté un nouveau chapitre de notre mobilisation.