Ma mère, ma première épouse Matylda et une gamme variée de personnes séduisantes pour leur personnalité ou leur beauté m’ont permis d’entrevoir toutes les richesses de nos différences. Si le sexe était l’un des éléments conducteurs de mes démarches, de nombreux paramètres comme la sensibilité, l’intelligence, la joie de vivre constituaient la base fondamentale de toute relation, courte, à durée déterminée ou indéterminée.
Ce qui me valait les railleries de Bogdan qui allait à ce qu’il appelait …l’essentiel. Mon côté romantique l’a toujours intrigué. Il me disait avec raison que cette attitude ne pouvait provoquer que des ennuis.
Flordeliza pratiquait l’espagnol et l’anglais. Elle avait connu et vécu avec un militaire américain basé à Subic Bay, rentré dans son pays après lui avoir promis monts et merveilles. Sentant de l’amertume dans ses propos, je l’ai tout de suite informée que notre relation serait éphémère et durerait le temps de notre séjour à Manille car j’étais marié et père de deux charmantes filles. Elle m’affirmait comprendre la situation et vouloir simplement connaître, partager et échanger avec un Européen.
Au cours de nos conversations, Flordeliza m’a appris quelques mots et quelques phrases en tagalog car j’adore pouvoir communiquer dans la langue d’un pays, même si mon vocabulaire reste toujours modeste.
Elle m’expliquait qu’une minorité de Philippins possédait toutes les richesses et que la pauvreté était extrême dans certains quartiers. Elle avait décidé, si je marquais mon accord de me montrer le lendemain le quartier de Tondo. Elle établissait un programme comme si nous étions un couple confirmé.
Cette deuxième soirée se déroulerait au cinéma et je verrais un film philippin en tagalog. Bogdan avait compris que j’allais vivre intensément durant notre repos forcé et il avait choisi de se reposer à la piscine de l’hôtel. Être réveillé au son d’une langue inconnue fait partie du charme des rencontres. Magadang araw ! Kumusta ba Kayao ? Bonjour ! Comment allez-vous ? Le soleil traverse les tentures; le sourire et la douceur des caresses me transportent. Flordeliza va me faire basculer du rêve à la réalité la plus éprouvante: Tondo. À l’époque cet espace est occupé par des montagnes de déchets à ciel ouvert.
Un bidonville surpeuplé dont une partie s’étale le long de la mer. Chaque jour des camions déversent des tonnes de déchets et la chaleur mélangée à l’azote provoque une fumée irrespirable. Dans cette smokey mountain (montagne enfumée),toute une population s’active pour retrouver des objets recyclables: bouteilles de verre, plastiques de toutes espèces, ferrailles, aluminium. Flordeliza m’explique qu’ici survivent des milliers de familles dont la seule occupation est la récupération de déchets. Ces matières sont triées, pesées, souvent nettoyées et parfois transformées. Si la récolte est bonne la revente d’un ou deux dollars aux ferrailleurs ou aux brocanteurs permet de manger. Les conditions d’hygiène sont effroyables ; les eaux sont polluées. La malnutrition, les maladies font des ravages dans la population enfantine. Cette vision dantesque m’interpelle mais je sais que dans notre production actuelle, il m’est impossible de témoigner en images.
Pourtant ces plus pauvres parmi les pauvres restent souriants et m’interpellent sans méchanceté: Hey Joe !! ou Kano!….Kumasta Ba Kayo ? Flordeliza m’explique que les Philippins ne font aucune différence entre les Américains et les Européens. Kano est un diminutif d‘Americano. La jeune femme a saisi mon émotion et me propose de visiter d’autres quartiers.
En flânant dans une rue commerçante je vois son regard fasciné par une petite salopette bleue. Je ne résiste pas au plaisir de la lui acheter et elle la porte avec fierté. Je ne me suis pas rendu compte que pour elle ce cadeau créait un lien durable. Elle rayonnait de joie et ce bonheur était contagieux.
Après un repas de poisson cru mariné pour moi et un balut pour elle (un œuf de canard fécondé cuit à la vapeur), nous sommes allés voir un film philippin en tagalog. Mes souvenirs sont vagues. S’agissait-il d’un film d’Eddie Romero ou Lino Brocka, deux cinéastes productifs? Les images du film et son contenu ont disparu mais je me souviens des gestes tendres et protecteurs de Flordeliza dans cette salle populaire où j’étais le seul Kano.
À l’aube, Bogdan, Enrique et notre chauffeur, nous prenons la route pour les montagnes du Nord, à la découverte des coupeurs de têtes, la tribu des Ifugaos.
( à suivre )