Au 54ème festival royal de théâtre SPA 2013 (« Royal certes…mais menacé sûrement ! », nous en sommes avertis), Place (toujours) Royale, ces dimanche 10, lundi 11 et mardi 12 Août, le grand chapiteau rayé bleu et jaune des « Baladins du Miroir » affichait « COMPLET » et, peu avant minuit, les plus raisonnables citoyens du centre spadois étaient réveillés par la force et la longueur du tapage nocturne provoqué par des ovations qui s’échappaient du toit en toile et s’insinuaient dans leurs chambres… Armand Delcampe, bien que présent comme nous mardi, restait impassible, n’invitant même pas son complice le Bourgmestre Houssa à rétablir le calme et l’ordre.
Il n’y avait rien à faire : les trois premières représentations d’une pièce que Bertolt Brecht écrivit de 1939 à 1941 au Danemark puis en Suède «La Bonne Âme de Sé-Tchouan» montrent que l’accueil du public fera de cette création un des sommets du service que les Baladins rendent, en Wallonie d’abord et au-delà aussi, à l’art dramatique depuis près d’un tiers de siècle. L’an dernier, le Parlement et le Gouvernement wallons ont attribué à Nele Praxinou pour ses « Baladins » la nouvelle distinction honorifique que constitue le « Mérite wallon » en l’occurrence fort bien . . . mérité
Dans la traduction réalisée par Marie-Paule Recamo avec la collaboration de Dorothée Decoene et l’inventive et brillante mise en scène de Gaspar Leclère (par ailleurs directeur adjoint à Nele Praxinou) et de François Houart, qui bénéficient du concours de deux douzaines de collaborateurs spécialisés aux niveaux artistique et technique et d’une dizaine d’excellents comédiens jouant une vingtaine de rôles, cette œuvre de Bertolt Brecht convient admirablement à cette troupe unique chez nous qui sur son site internet énumère une cinquantaine de collaborateurs dont vingt-sept photographiés avec mention de leurs responsabilités et leurs dates d’arrivée chez les Baladins.
Costumes et maquillages originaux, mise en lumière étudiée avec rigueur, décors mobiles et imaginatifs allant jusqu’à une passerelle suspendue faite de cordes et de planches, musique spécialement adaptée et composée, parfois interprétée sur des instruments de « lutherie sauvage » souvent dénichés au fond d’armoires de cuisine, très belles marionnettes créées afin de participer notamment à un final inattendu qui associe aussi des éléments de pyrotechnie : assurément donc un travail d’ensemble d’une ampleur rarement atteinte. Et dans de tels cas, l’habitude est d’insister sur la qualité, l’homogénéité, la motivation du collectif, ce que nous confirmons très volontiers. C’est du professionnalisme haut de gamme.
Nous tenons néanmoins, toute règle ayant son exception, à distinguer une comédienne arrivée il y a six ans à Thorembais-les-Béguines (actuel siège social des Baladins et lieu d’hibernation de leurs roulottes et camions) : il s’agit de Véronique Pierre née à Namur, ayant réussi ses études supérieures artistiques au Conservatoire Royal de Liège (secteur : art de la parole) et résidant à Bruxelles (où se recentralisent de plus en plus les emplois liés aux activités culturelles). Cette comédienne joue le double rôle de la « Bonne Âme » (prostituée généreuse) et de son sévère et rigoureux cousin (qui ne peut sortir des infortunes sans exploiter les plus faibles). Véronique Pierre joue juste, sans grossir la caricature : elle sert Brecht et ne s’en sert pas. Elle est à la hauteur d’une gageure qui grâce à elle semble simple à surmonter alors que c’était pourtant loin d’être le cas. Elle mérite donc d’être félicitée autant voire davantage que toutes celles et tous ceux que le metteur en scène Gaspar Leclere a sincèrement remercié en oubliant cependant à ce moment celui auquel nous devons la très grande qualité de ce spectacle : Bertolt Brecht.
Nous ne raconterons pas l’histoire imaginée par Brecht que vous trouverez sur bien des sites en ligne mais nous voudrions conclure sur une inquiétude et un espoir.
Notre inquiétude va vers celles et ceux qui – majoritairement issus de la petite et moyenne bourgeoisie – ovationnaient en commentant; « Quelle bonne soirée, c’était bien, il y avait à la fois de l’humour et de la poésie, ces Chinois-là étaient bien étonnants, quelle imagination et quel rythme, on ne s’ennuie jamais mais leurs files avant d’accéder aux places non numérotées, sont excessives et d’ailleurs ils n’ont qu’à faire numéroter leurs places, les autres le font bien mais taisons nous : nous allons pouvoir rire mais au second degré, ce sera ce cruel Desproges . . . ». Beaucoup parmi eux n’ont pas entendu Brecht qui ne s’amusait pas mais décrivait avec verve une société que la crise plonge dans la pauvreté généralisée. Cette parabole nous demande : serions-nous capable de faire le bien dans un Monde où pour s’en sortir apparemment, on doit se soumettre à la loi de l’exploitation de l’homme par l’homme. Brecht nous laisse le soin de choisir la seule conclusion intelligente : c’est le Monde qu’il faut changer. Nous craignons que certains ne l’aient pas compris . . .
Enfin, l’espoir est celui que nous partageons avec Nele Paxinou et Gaspar Leclere qui nous annoncent qu’ « une magnifique nouvelle vient ensoleiller notre été ». Et il ne s’agit pas de météo. La Province du Brabant wallon vient d’accepter que sa Régie foncière acquière (elle a déboursé 900.000 euros) au cœur de la commune de Jodoigne (Geldenaken en venant de Luik) l’ancienne ferme-moulin le « Stampia » entourée de sept hectares de parc. A notre avis, un député européen a voulu faire mentir Brecht : on peut faire le bien même en période de crise puisque le Brabant wallon peut ainsi financer un pôle culturel à vocation européenne dont la création a été confiée à Nele Paxinou et à ses Baladins. Qui est Nele Paxinou ? La fille née en mars 1942 d’un couple formé par un émigré grec de Turquie et une Flamande. Sa force de caractère lui permit de devenir comédienne mais alors qu’à 23 ans elle jouait au Rideau de Bruxelles elle fut frappée par une encéphalomyélite infectieuse qui lui paralysa définitivement les jambes. Elle se tourna vers des études à l’Université Catholique de Louvain où elle fut doublement diplômée : en art dramatique et en philosophie. Caractérisée par son dynamisme créatif, elle fonda en 1979 le Théâtre du Miroir devenu forain en 1981 : les Baladins du Miroir. Aujourd’hui sa nouvelle mission l’emballe. Qu’elle se méfie cependant : à notre tour nous l’avertissons : la faculté de nuire de l’impécunieuse Fédération Wallonie Bruxelles ne doit pas être sous-estimée.
Jean-Marie ROBERTI. (A suivre)