Jeudi 14 juin, à Paris, quai Conti, l’auteur libanais Amin Maalouf a été reçu à l’Académie française. Élu l’an dernier, son accent a quelque peu surpris. Aussi avant d’en venir au sujet principal, l’éloge de Claude Levy-Strauss, son prédécesseur au fauteuil numéro 29, il a tenu à expliquer son roulement de langue.
Cet accent, vous ne l’entendez pas souvent dans cette enceinte. Ou, pour être précis, vous ne l’entendez plus. Car, vous le savez, ce léger roulement qui, dans la France d’aujourd’hui, tend à disparaître a longtemps été la norme. N’est-ce pas ainsi que s’exprimaient La Bruyère, Racine et Richelieu, Louis XIII et Louis XIV, Mazarin bien sûr, et avant eux, avant l’Académie, Rabelais, Ronsard et Rutebeuf ? Ce roulement ne vous vient donc pas du Liban, il vous en revient. Mes ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seulement conservé, pour l’avoir entendu de la bouche de vos ancêtres, et quelquefois aussi sur la langue de vos prédécesseurs. Qui furent nombreux à nous rendre visite – Volney, Lamartine ou Barrès ; nombreux à consacrer des livres à nos châtelaines, à nos belles étendues sous les cèdres. Permettez-moi de m’arrêter un instant sur l’un de ces Libanais de cœur : Ernest Renan. Renan qui écrivit sa Vie de Jésus au pied du mont Liban, en six semaines, d’une traite. Renan qui, dans une lettre, avait souhaité qu’on l’enterrât là-bas, près de Byblos, dans le caveau où repose Henriette, sa sœur bien-aimée. Renan qui fut élu en 1878 au 29e fauteuil, fauteuil qui allait être, cent ans plus tard, celui de Lévi-Strauss.
Souvent l’on associe le rayonnement de la langue française à l’empire colonial. Pour le Liban, ce ne fut pas le cas. Si la France a bien été puissance mandataire au nom de la Société des Nations, ce ne fut qu’une brève parenthèse, de 1918 à 1943, tout juste vingt-cinq ans. Ce n’est pas beaucoup, dans une idylle plusieurs fois centenaire. L’histoire d’amour entre ma terre natale et ma terre adoptive ne doit pas grand-chose à la conquête militaire ni à la S.D.N. Elle doit beaucoup, en revanche, à la diplomatie habile de François 1er.
Ce fut lui qui obtint du sultan ottoman le droit de s’intéresser au destin des populations levantines. Afin de protéger les chrétiens d’Orient ? Telle était la version officielle. La vérité, c’est que le roi de France, en conflit avec les Habsbourg qui dominaient l’essentiel de l’Europe et encerclaient son royaume, cherchait à desserrer l’étau, coûte que coûte. Il s’était donc résolu à conclure une alliance avec le monarque ottoman, considéré pourtant comme l’ennemi traditionnel de la chrétienté. On parle souvent du siège de Vienne par Soliman le Magnifique en 1529. On ne dit pas toujours que François Ier l’avait incité à l’entreprendre, pour mettre en difficulté la maison d’Autriche. Pendant ce temps, le pape adressait au roi de France missive sur missive, l’exhortant à conduire une croisade contre les infidèles, et lui demandant des explications sur ces ambassades successives qu’il dépêchait à Constantinople. Et le roi catholique de répondre que s’il prenait langue avec la Sublime Porte, c’était uniquement parce qu’il avait à cœur le sort des chrétiens d’Orient. Et d’exhiber, à l’appui de ses dires, les « capitulations » signées par le sultan.
Bel alibi ! Mais c’est un peu grâce à cet alibi que nous sommes rassemblés aujourd’hui en ce lieu prestigieux. Par la vertu d’un traité ambigu est née une amitié durable. Elle a eu, au cours des siècles, des ramifications économiques, diplomatiques, administratives et militaires, mais elle a surtout été culturelle. Ce sont les écoles qui ont tissé les liens. Et c’est la langue qui les a maintenus depuis un demi-millénaire. Je ne ferai pas au grand roi l’affront de supposer que cet aspect des choses lui importait peu. Ai-je besoin de rappeler que ce fut le même François Ier qui établit, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la primauté de la langue française dans son royaume, ouvrant ainsi la voie à la fondation, par le cardinal de Richelieu, de votre Compagnie ?
Notre histoire d’amour se poursuit donc depuis le seizième siècle… En vérité, ses origines remontent bien plus loin encore. Jacqueline de Romilly froncerait les sourcils si j’omettais de dire que les choses ont commencé avec la Grèce antique ; quand Zeus, déguisé en taureau, s’en fut enlever sur la côte phénicienne, quelque part entre Sidon et Tyr, la princesse Europe, qui allait donner son nom au continent où nous sommes. Le mythe dit aussi que le frère d’Europe, Cadmus, partit à sa recherche, apportant avec lui l’alphabet phénicien, qui devait engendrer l’alphabet grec, de même que les alphabets latin, cyrillique, arabe, hébreu, syriaque et tant d’autres.
En réplique, le benjamin de l’Académie, Jean-Christophe Rufin a clos son discours de réception de Maalouf par ce conseil : Sachez que, dans la nouvelle famille qui vous reçoit aujourd’hui, nous tenons à vous. Nous vous accueillons tout entier et sans réserve, multiple comme vous l’êtes. Et nous vous disons, avec une affection dont vous serez étonné de découvrir la profondeur : Prenez place parmi nous. Entrez ici avec « vos noms, vos langues, vos croyances, vos fureurs, vos égarements, votre encre, votre sang, votre exil ». Devenez dès cet instant l’un des nôtres, mais surtout,
Monsieur,
restez vous-même.
L’intégralité des discours prononcés ce jeudi 14 juin est disponible sur le site de l’Académie www.academie-francaise.fr